MESSAGES D’UNE RÉSISTANTE EN PRISON

Tous les aspects de la Résistance en France ne sont pas encore connus ; notamment le rôle des femmes est loin d’être entièrement étudié et mis en valeur à la hauteur de leur contribution historique. Un document particulièrement précieux, la correspondance clandestine d’Yvonne Oddon, grande dame de la bibliotéconomie et grande résistante, nous aide à mieux comprendre le courage et le caractère intrépide de cette femme exceptionnelle. Ce document nous aide également à mieux analyser et apprécier son rôle au sein du réseau du musée de l’Homme.  

Lundi, 10 février 1941, 23h30, Paris, square Alboni, 16ème arrondissement :

Plusieurs policiers des services secrètes allemandes font intrusion dans l’appartement de la bibliothécaire Yvonne Oddon qu’elle partage avec son compagnon, l’ethnologue Anatole Lewitzky. Tous les deux travaillent au musée. Ils forment, ensemble avec Boris Vildé, le trio dirigeant d’une des toutes premières organisations de Résistance ; le réseau du Musée de l’Homme. A l’instigation d’Yvonne Oddon quelques collègues et amis s’étaient retrouvés dès les premiers jours de l’occupation pour « faire quelque chose ». Depuis, un véritable réseau de plusieurs centaines de membres s’est créé avec des contacts dans toute la France. Ce réseau a mis sur pied des filières d’évasion, plusieurs filières de renseignement civil et militaire, ainsi que la propagande anti-allemande – notamment un journal clandestin « Résistance ». Depuis quelques semaines, l’organisation est dans le viseur des services de la police de sécurité allemande Sipo-SD (Sicherheitspolizei – Sicherheitsdienst).

Ce jour, le 10 février, ils procèdent à l’arrestation d’Yvonne Oddon et d’Anatole Lewitzky. Yvonne Oddon réussit à convaincre les policiers que le musée doit être mis au courant et elle monte en leur compagnie à l’étage au-dessus où habite une collègue du service technique, Mme Erouchowsky, appelée « Ski », pour que celle-ci puisse prévenir le musée. Yvonne Oddon ne sait pas encore que c’est justement Ski qui les a dénoncée, sous l’influence d’un autre collègue, Adrien Féderowsky. Sur le coup, la police allemande emmène aussi Ski pour la forme. Tout le monde est transporté à la prison du Cherche-Midi ; Ski est relâchée peu de temps après. 

Dès le premier interrogatoire, Yvonne Oddon commence à se douter que quelque chose « ne tourne pas rond » avec Mme Ski. Dans le passé, cette femme a pu prêter quelques services de courrier pour le réseau. Après avoir été mise à l’épreuve, Ski a été intégrée dans une affaire de transmission de documents militaires à destination de Londres. C’est au cours de cette affaire que plusieurs membres du réseau, dont Yvonne Oddon et Anatole Lewitzky, sont arrêtés. 

A la prison du Cherche-Midi, les interrogateurs d’Yvonne Oddon demandent avec insistance où se trouve « le vieux ». Yvonne Oddon commence à comprendre que la police allemande cherche le directeur du museé, Paul Rivet. Visiblement, ils le tiennent pour le chef du réseau. Par un hasard heureux, Paul Rivet a pu fuir la veille même en direction de la zone libre. Yvonne espère qu’il est entre-temps en sécurité. Or, ce n’est pas lui, « le vieux » dont Yvonne Oddon et Anatole Lewitzky ont parlé plusieurs fois dans leur appartement – et seulement dans leur appartement. En réalité, ils ont mentionné le Colonel à la retraite Maurice de la Rochère, membre d’un autre sous-groupe du réseau et spécialisé dans le renseignement militaire. Par précaution, ils n’ont jamais prononcé son nom, mais l’ont appelé justement « le vieux ». Comment la police allemande a pu être au courant de ces échanges en lieu clos ? Yvonne Oddon déduit rapidement que la seule explication plausible est que des micros ont été installés dans leur appartement. Et qui avait l’opportunité de mettre des micros ? Uniquement Mme Ski ! 

La nécessité s’impose d’informer les camarades de cette trahison, les membres du réseau qui sont encore en liberté et qui continuent le travail. Pour l’instant, c’est impossible. Les prisonniers sont à l’isolement, sans contact entre eux et sans contact avec l’extérieur. Mais après quelques semaines, ils ont la permission de demander à leurs familles l’envoi de vêtements et un échange de linge propre. Yvonne Oddon réussit à subtiliser un crayon de l’administration pénitentiaire. Elle déchire ses mouchoirs et écrit des messages sur ces morceaux de tissu qu’elle cache dans l’ourlet d’une jupe qui part pour être lavée. C’est le début de la « correspondance clandestine » qui durera environ neuf mois.

Par malheur, personne ne s’aperçoit de ce subterfuge. Pendant six semaines, les messages reviennent, « dûment lavés et repassés ». Désespérée, Yvonne Oddon se demande si les personnes qu’elle souhaite contacter en urgence, ont des yeux pour observer. Elle écrit que ses « premiersmessages auraient pu éviter peut-être nombreux ennuis »1, sans préciser de quels ennuis il s’agit. Au cours du printemps et de l’été 1941 les arrestations des membres du réseau se suivent en cascade. Est-ce qu’elle aurait pu éviter l’arrestation de l’un ou de l’autre ?

En juillet 1941, c’est le tour de Boris Vildé, leur collègue du musée et chef du réseau d’être arrêté. Boris Vildé, comme la plupart des autres camarades, est victime d’un autre traître, d’un traître professionnel cette fois-ci, Albert Gaveau, agent des services secrètes allemandes, sous la direction du capitaine Döhring. Albert Gaveau a pu infiltrer le réseau et gagner même la pleine confiance de Boris Vildé dont il est devenu un des plus importants adjoints après l’arrestation d’Anatole Lewitzky. Seul les sous-groupes et individus, inconnus de Gaveau, échapperont aux arrestations. 

Yvonne Oddon n’est pas encore au courant des méfaits de cet agent double. Mais les informations circulent vite en prison. Entre-temps, un vrai système de communication s’est établi, de cellule à cellule, à travers les jours de portes, les fenêtres qui ferment mal… heureusement la prison du Cherche-Midi est un bâtiment ancien avec beaucoup de failles. 

Les messages d’Yvonne Oddon s’adressent d’un côté à sa sœur aînée Hélène et sa famille. Elle voudrait surtout les rassurer sur son état de santé physique et moral, sans leur cacher la gravité de la situation. Elle redoute aussi que sa famille devienne victime de prise d’otages. D’un autre côté, Yvonne Oddon s’adresse à des membres du réseau. Elle parle bien des affaires internes du réseau ; or, sa sœur n’en fait pas partie et ne sait que le strict nécessaire. Après l’arrestation de Vildé, c’est Germaine Tillion qui reprend la direction du réseau et elle est en contact permanent avec les familles des prisonniers2. On peut supposer que des parties de la correspondance s’adresse à elle en tant que cheffe du cercle des camarades qui restent en liberté.

La pression des interrogatoires s’intensifie. Avec un certain humour noir, Yvonne Oddon explique dans ses messages qu’on a été toujours poli avec elle. Contrairement à ses amies Agnès Humbert et Jacqueline Bordelet – qu’elle avait vu dans la cour de la prison avec des traces de coups au visage – on l’avait « juste » menacé de la fusiller. Malgré cela, elle trouve son sort presque supportable – s’il n’y avait pas l’angoisse pour Anatole, ou Toto, comme elle l’appelle, ou Vitzky. Anatole Lewitsky, plus malméné encore par les interrogateurs qu’Yvonne Oddon, a pris toute la responsabilité des documents militaires sur lui. On l’avait menacé de fusiller sa fiancée, si jamais il ne « coopérait » pas. La transmission de documents militaires tombe sous l’inculpation de « l’intelligence avec l’ennemi », c’est-à-dire d’espionnage. Or cette inculpation est systématiquement sanctionnée par la peine de mort. Yvonne Oddon sait son fiancé en grand danger ! 

Les documents militaires en questions – des plans précis des installations sous-marines de Saint-Nazaire – ne viennent ni d’Anatole Lewitzky, ni de Maurice de la Rochère, mais de la filière bretonne du réseau et ces plans ont été minutieusement recopiés par leur collègue et camarade du musée René Creston. 

Alors, seule dans sa cellule, Yvonne Oddon élabore un véritable plan de manœuvre pour sauver non sa vie, mais la vie d’Anatole Lewitzky. C’est un plan désespéré auquel elle consacre toutes ses forces. Ce plan consiste à détourner l’attention d’Anatole Lewitzky en indiquant un autre responsable, un coupable idéal, crédible aux yeux des autorités allemandes. Ce coupable idéal doit évidemment être en sécurité et introuvable au moment où la police se lancera à sa poursuite. Ce coupable idéal est sans aucun doute Maurice de la Rochère, ancien Colonel à la retraite. Son rang militaire est de surcroît censé flatter le sens hiérarchique de la police allemande. De toute façon, Yvonne Oddon sait que la police est déjà sur la piste de Maurice de la Rochère et qu’il doit quitter la zone occupée en urgence. Le plan prévoit qu’il laisse sur son bureau un papier avec des aveux précis, qu’il se mette en sécurité immédiatement après, accompagné de sa famille. Le papier devrait évidemment être trouvé seulement après la fuite du Colonel. 

Tous les détails de ce plan figurent sur les morceaux de tissu envoyés aux autres camarades du réseau. Le ton d’Yvonne Oddon est déterminé, presque autoritaire et visiblement elle attend à ce qu’on exécute son plan. En parallèle – et toujours à l’aide des messages clandestins – Yvonne Oddon envoie son beau-frère, Charles Martin, à la résidence de Maurice de la Rochère afin de lui communiquer le plan et de le convaincre de partir. Sa confiance dans les compétences de compréhension du Colonel semble en revanche limitée. D’ailleurs, elle ne l’appelle plus « le vieux », mais le « gâteux » ou « l’Africain gâteux » (La Rochère était inscrit à la société des Africanistes dumusée de l’Homme, une mesure de couverture). Les craintes d’Yvonne Oddon se confirment : le Colonel refuse catégoriquement de quitter sa maison. Yvonne Oddon écrira plus tard dans des notes non publiées :

Pendant toute la période qui précède l’arrestation du Colonel, je fis mon possible pour le prévenir qu’il était en danger. Mon beau-frère alla la trouver de ma part, et lui expliquer qu’il devait immédiatement partir en zone libre (…) Le Colonel répondit à mon beau-frère qu’il était tranquille et ne bougerait pas3.

A l’époque même, elle écrit à ses camarades, toujours sur des morceaux de tissu :

(..) Pris notre Afr. gâteux, que je croyait parti, est tranquille chez lui. Je lui fais dire de filer en laissant sur son bureau une confession confirmant ce que j’ai dit et ne vous mettant pas en cause. Si seulement vous êtes d’accord. Répondez à ce sujet s.v.p. Je crains que le gâteux ne laisse arrêter sa famille et fusiller son fils (..) si vous êtes de cet avis, je dénoncerais le gâteux avant le jugt.mais qd il aura écrit et qu’il sera parti évidemment.4

Malheureusement non seulement Maurice de la Rochère ne voit pas l’urgence de la situation, mais aussi les camarades d’Yvonne Oddon, encore en liberté, ne comprennent pas son plan. Or, elle avait bien insisté qu’il allait de la vie d’Anatole Lewitzky : (..) seul son témoignage peut sauver la vie de A.5 Donc personne ne bouge et  peu de temps après, Maurice de la Rochère est effectivement arrêté. Yvonne Oddon fulmine et semble hors d’elle qu’on puisse la soupçonner d’avoir voulu dénoncer un membre du réseau. Très amère, elle lance une véritable salve de reproches à l’encontre de ses camarades : 

Je regrette que vous n’ayez pas eu pleine confiance en moi car hélàs payée pour comprendre situation ! (..) Enfin tant pis c’est trop tard. Je savais arrest. de X imminente pour raison trop longues à expliquer. (..) Stupide penser que j’aurais pu parler de lui sans son accord ce qui aurait été meilleure solution puisque assez idiot pour ne pas partir ; je n’ai jamais dit aucun nom et je continue car il y a d’autres qu’on ne saura pas par moi.

En août 1941, Yvonne Oddon et d’autres membres du réseau sont transférés à la prison de La Santé. La situation semble se dénouer, car Maurice de la Rochère prend toute la responsabilité sur lui et disculpe ainsi Anatole Lewitzky qui peut retirer ses aveux antérieurs. L’inculpation de « l’intelligence avec l’ennemi » devrait logiquement tomber, mais c’est déjà trop tard. Le procureur du tribunal militaire allemand devant lequel ils doivent apparaître, s’est déjà obstiné contre Anatole Lewitzky. Il décide en avance qui sera condamné à mort ou pas. Les prisonniers ne sont pas dupes ; ils ont bien compris le caractère de façade du procès à venir.

En novembre 1941, les prisonniers sont transférés à Fresnes, où se déroule le procès qui est fixé au 7 janvier. Le temps du procès – il durera plusieurs semaines – est particulièrement long, tout autant comme le temps de sa préparation. Ce procès devrait servir comme exemple, car il s’agit d’un des premiers procès d’une organisation de Résistance. La longue attente devient fatale pour les accusés. Car entre-temps, le 22 juin 1941, Hitler avait déclenché « l’opération Barbarossa », l’attaque contre l’Union Soviétique. Une des conséquences est la radicalisation de la répression aussi dans la France occupée. Si environ 25% des peines de mort prononcées par des tribunaux militaires ont été exécutées jusqu’à juillet 1941, cette proportion monte à 80% entre le mois d’août 1841 et la fin du mois de mai 1942.6

Les hommes et les femmes duréseau du musée de l’Homme subissent justement ce tournant de l’Histoire. Le 17 février, le verdict tombe : dix membres du réseau du musée de l’Hommesont condamnés à mort, sept hommes et trois femmes, dont Yvonne Oddon. Les sept hommes sont exécutés le 23 février au Mont Valérien, parmi eux Anatole Lewitzky et Boris Vildé. Les trois femmes sont déportées en Allemagne. Après un périple terrible de prison en prison, du camps de concentration de Ravensbrück au camp de Mauthausen, Yvonne Oddon est libérée le 25 avril 1945 par la Croix Rouge suédoise. Très affaiblie, elle se reposera l’année 1945 dans le Diois, aux Payats, hameau de Menglon, dans la maison de la famille Oddon. Malgré tous ce qu’elle avait subi, elle trouve la force d’initier « la bibliothèque circulante du Diois et du Vercors », ancêtre de la médiathèque actuelle…… 

La « correspondance clandestine » d’Yvonne Oddon consiste en environ 50 messages sauvegardés ; plusieurs manquent mais l’essentiel a été conservé. Il s’agit bien une vraie correspondance, car il y avait un retour, mais évidemment les messages de retour n’ont pas été conservés par Yvonne Oddon, alors en prison à Paris. L’ensemble des bouts de tissu a été soigneusement conservé et classé par sa sœur, entreprise dangereuse, vu le contexte. Les messages ont été classés en trois catégories et rangés en trois sachets de cellophane : des messages numérotés venant de la prison du Cherche-Midi, un autre sachet avec les messages de la prison de La Santé et un troisième avec des messages non numérotés, sans indication de provenance – des messages plus courts souvent, dont le contenu laisse penser qu’ils venaient de Fresnes, peu de temps avant le procès.

Je ne peux pas détailler à cet endroit toute la complexité de cette correspondance très riche ; mais chaque ligne témoigne de la force de caractère, des convictions humanistes inébranlables et de la détermination farouche de cette femme d’exception. Dans une situation désespérée, Yvonne Oddon garde son calme et son moral. Un certain nombre de messages démontrent également sa place au sein du réseau du museé de l’Homme. Ce n’est pas une petite femme effacée – au contraire, elle donne des instructions, quasiment des ordres, et elle attend naturellement qu’on les exécute, un fait qui laisse présumer qu’il s’agit bien d’une personnalité dirigeante de cette organisation de Résistance. 

A bien d’égards, la « correspondance clandestine » est un document d’une valeur historique inestimable. C’est, à ma connaissance, la seule correspondance clandestine de l’époque la Résistance envoyée à partir de plusieurs prisons et encore en état. Certes, d’autres prisonniers et prisonnières ont pu envoyer des messages d’une façon semblable pendant leur détention en France – par exemple Germaine Tillion7 – sans que en revanche, ces messages prennent la dimension d’une véritable correspondance suivie. C’est un document qui nous invite à reconsidérer le rôle d’Yvonne Oddon, un rôle souvent négligé ou sous-estimé dans le passé.